La soutenabilité du secteur productif par le secteur bancaire est de plus en plus remise en cause au regard du difficile accès au crédit pour les entreprises malgré la situation de surliquidité des banques ; au regard des taux d’intérêts parfois démentiels qu’elles pratiquent surtout dans leurs rapports avec les PME ; des garanties excessives généralement exigées ; des normes et ratios prudentiels qui leur sont appliqués par les entités de régulation.
Dans l’espace CEMAC, cette situation a amené les dirigeants à réfléchir sur des modèles de financement alternatif de l’économie. La première réflexion a porté sur la dynamisation du marché financier sous régional pour permettre aux entreprises de faire recours au marché des titres pour obtenir des financements durables. Cette dynamisation a été entérinée tout récemment par la fusion des bourses de Douala et de Libreville, même si les mesures incitatives d’introduction en bourse restent attendues.
Ceci dit, il faut reconnaître que le marché boursier ne peut pas être ouvert à tout type d’entité économique eux égards aux conditions d’éligibilité rigoureuses pour les émetteurs, à l’obligation de transparence dans l’information financière et au coût des commissions boursières.
Il apparaît donc clairement que les parents pauvres de l’accès au financement sont les PME et les Startup. La nature ayant horreur du vide, il s’est développé à travers le monde, un nouveau modèle de financement alternatif plus ou moins proche de l’appel public à l’épargne : il s’agit du Crowdfunding. Ce modèle de financement est largement favorisé par le développement des NTIC. L’espace CEMAC n’étant pas en reste, on observe aujourd’hui le déploiement de plusieurs acteurs au travers de plateformes numériques qui promeuvent le financement participatif.
La deuxième réflexion des dirigeants de la sous région porte donc sur la densification du financement participatif dans la CEMAC. Pour mieux cerner les contours, il convient de revenir sur la notion même de Crowdfunding.
QU’EST CE QUE LE CROWDFUNDING ?
Il s’agit d’un modèle de financement participatif qui permet de collecter les apports financiers, généralement des montants moyens, d’un grand nombre de particuliers par le biais d’une plate forme numérique dans le but de financer un projet. Les porteurs de projet sont mis en relation directe avec les potentiels financeurs. Il n’y a pas de garantie exigée en termes de sûretés, il n’y a qu’une contrepartie attendue, constitutive du risque inhérent à tout investissement.
Il convient de distinguer le Crowdfunding du Fundrainsing. S’il est vrai qu’il s’agit de deux mécanismes de financement participatif, ils diffèrent quant à leurs finalités. Si le premier vise le financement des projets productifs, le second vise le financement des œuvres caritatives, sociales et humanitaires. C’est principalement la raison pour laquelle la contrepartie est d’office écartée dans une campagne de Fundraising.
Le Crowdfunding doit aussi être différencié du modèle africain de Tontine car il ne s’agit pas d’un cercle restreint de personnes qui épargnent à charge d’un encaissement périodique par l’une d’entre elles, mais bien d’une opération encore plus complexe et rentable.
Aussi, il existe une dichotomie entre l’appel public à l’épargne et le Crowdfunding, car le premier s’opère obligatoirement en bourse qui est un marché financier strictement réglementé et requiert des conditions d’éligibilité particulières ; Tandis que le second se fait par levée de fonds sur internet via le truchement des éléments d’inclusion financière à l’instar de la monnaie électronique, du Mobile money ou encore de la carte de paiement.
On observe toutefois qu’une des particularités fondamentales du Crowdfunding est que le quorum de financement attendu doit être atteint auquel cas l’argent est restitué aux investisseurs, ce qui se rapproche légèrement des pratiques boursières à la différence que le gendarme financier peut valider et entériner l’appel public à l’épargne même si la capitalisation escomptée n’est pas atteinte. Enfin, il y’a dans le cadre du Crowdfunding, un important risque d’illiquidité à l’échéance car la revente des titres issus d’une opération de Crowdequity n’est pas garantie et peut même être incertaine voire impossible contrairement à la facilité d’écoulement des titres sur le marché boursier.
TYPOLOGIE
Il existe trois principales déclinaisons du Crowdfunding :
- Le Crowdequity ou investissement en capital, qui permet à des investisseurs de prendre des participations dans des entreprises incubées, obtenant ainsi le statut d’associés.
- Le Crowdlending ou prêt c’est à dire que le porteur de projet, par le biais de la plateforme Web, s’adresse à un large panel de financeurs-prêteurs. La somme empruntée doit être remboursée dans les délais et modalités fixées (avec ou sans intérêt selon l’accord prédéfini).
- Le Reward based Crowdfunding ou don sans contrepartie ou simplement une petite rétribution en nature à l’exemple des gratifications matérielles (dédicaces, échantillons gratuits, mention du nom du contributeur au générique d’un film…).
Le financement participatif apparaît comme un excellent thermomètre du marché car il permet aux entrepreneurs de se constituer une communauté de clients ou utilisateurs potentiels.
Une étude de la BEAC publiée en Janvier 2018 révèle que le Crowdfunding a permis de lever en Afrique des fonds estimés à 126,9 millions de Dollars pour l’année 2015 même si cette performance ne représentait que 0,4% des levées de fonds à l’échelle mondiale. La Banque mondiale quant à elle estimait en cette même année, le potentiel de financement participatif en Afrique autour de 1375 milliards de Fcfa à l’horizon 2025 avec un taux de croissance annuel de l’activité de l’ordre de 101%.
LES ASPECTS JURIDIQUES DU CROWDFUNDING
L’absence d’une réglementation substantielle du modèle de financement participatif par Crowdfunding dans la CEMAC, ne concoure assurément pas à la dynamisation de ce marché financier « secondaire ».
Néanmoins, connaissant le manque de pro-activité et surtout d’originalité dont nous a habitués le législateur africain, il convient pour avoir un aperçu du régime juridique de ce modèle de financement, d’opérer une lecture de droit comparé avec ce qui se fait déjà ailleurs notamment en France.
Le législateur français par l’ordonnance n° 2014-559 du 30 mai 2014 relative au financement participatif et ses différents textes d’application, a fait un grand bon en avant dans le cadre de la régulation de l’activité de Crowdfunding : on peut même y voir une véritable expertise légistique.
Avant d’entrer en profondeur, retenons que le financement participatif est de nature à impacter sur certains monopoles :
- En effet, le monopole bancaire interdit à toute personne autre qu’un établissement de crédit agrée, de recevoir à titre habituel des fonds remboursables du public ou même encore d’effectuer de manière habituel, des opérations de crédit.
- Le nouveau monopole des services de paiement (énoncé dans l’espace CEMAC par le Règlement CEMAC du 21 décembre 2018 relatif aux services de paiement) interdit à toute personne autre qu’un établissement de crédit, de microfinance ou un établissement de paiement agrée, de fournir des services de paiement.
- Enfin, le monopole relatif à l’appel public à l’épargne, interdit à toute personne autre qu’un Prestataire de services d’investissement agrée, d’intermédier en bourse dans le cadre des transactions sur les titres financiers.
Il y’a donc lieu de questionner la régulation du financement participatif au confluent de tous ces monopoles dans la mesure où cela laisse entrevoir des incidences majeures.
Le législateur français pour sa part a ouvert plusieurs brèches.
On note tout d’abord une dérogation au monopole bancaire. En effet l’article 15 de l’ordonnance précitée dispose que « l’interdiction relative aux opérations de crédit ne s’applique pas (…) aux personnes physiques qui, agissant à des fins non professionnelles ou commerciales consentent des prêts dans le cadre du financement participatif de projets déterminés (…) dans la limite d’un prêt par projet ». Il est question de ne pas faire encourir aux financeurs participatifs, les sanctions civiles et pénales qui pèsent sur les personnes qui violent le monopole bancaire en exerçant des opérations de crédit notamment en consentant des prêts. De plus, le taux conventionnel applicable ne devra pas dépasser le seuil reconnu au délit d’usure.
L’ordonnance crée le statut d’Intermédiaire en Financement Participatif pour les plateformes d’intermédiation entre le porteur de projet et les potentiels financeurs. Ce statut n’est reconnu que dans le cadre du Crowdlending et n’est réservé qu’aux personnes morales agréées par l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution. Les dirigeants de l’IFP doivent entre autre justifier d’un diplôme supérieur de finance ou d’une expérience certaine dans le domaine des opérations de banque entant que cadre ou exécutant. Les IFP doivent souscrire une police d’assurance pour les couvrir contre les conséquences pécuniaires de leur responsabilité civile professionnelle.
Pour ne pas impacter substantiellement sur le monopole des Prestataires de services de paiement, il est prévu que durant la levée de fonds, les opérations d’encaissement de fonds et de libération de fonds par virement soient exercées uniquement par un PSP. C’est à dire que l’IFP se doit d’ouvrir un compte de paiement sauf s’il n’est déjà lui même un PSP agrée.
On note ensuite un écorchement du monopole des Prestataires de Services d’Investissement dans le cadre de l’intermédiation sur les transactions relatives aux titres financiers. En effet, le législateur français institue le statut de Conseil en Investissements Participatifs pour les opérations de Crowdequity (financement participatif avec comme contreparties des titres financiers). Le statut de CIP est accessible sans contrainte capitalistique. Les CIP doivent être agrées par l’Autorité des Marchés Financiers. Les CIP en plus d’être des intermédiaires, peuvent fournir des consultations juridiques ou rédiger des actes sous seing privé, fournir des conseils stratégiques en matière de structure de capital, stratégie industrielle, marketing digital, restructurations d’entreprise…
Les CIP sont obligatoirement des personnes morales dont les dirigeants sont tenus à des exigences d’âge et d’honorabilité ainsi qu’à des prés requis académiques et professionnels pertinents. Le CIP se doit de souscrire une assurance responsabilité civile professionnelle. On observe toutefois que le législateur français accorde sous certaines conditions, le statut de CIP aux PSI agrées qui souhaitent se lancer dans l’intermédiation en Crowdequity. Ceci peut se justifier par la proximité entre ces opérations et les opérations de bourse bien que les dernières soient encore plus complexes.
Toutefois, l’ordonnance délimite clairement la frontière entre l’appel public à l’épargne et le Crowdequity puisque son article 11 énonce en substance que les transactions sur des titres financiers non admis aux négociations sur un marché financier réglementé (Bourse) ou un système multilatéral de négociation, ne constituent pas une offre publique. Dans le même sens, ne constitue pas une offre publique, celle qui est proposée par l’intermédiaire d’un PSI ou d’un CIP au moyen d’une plateforme numérique encore plus si cette offre respecte les ratios prudentiels de seuils fixés.
Pour le Crowdequity, le plafond des offres de titres financiers pouvant être proposés par un même émetteur-porteur de projet est fixé à 2.5 millions d’euros sur 12 mois sans limitation pour les investisseurs par contre. Pour le Crowdlending, la limite par projet est de 1.000 000 d’euros et la limite par prêteur est de 2000 euros pour les prêts avec intérêt et de 5000 euros pour les prêts sans intérêt. Pour le modèle de Reward based Crowdfunding, il n’y a pas de seuils.
Aussi, pour performer le modèle de Crowdlending, le législateur français institue des minibons aux allures de bons de caisse restreints. Ainsi les SARL, les SAS, les SCA (Société en commandite par actions) et les SA dont le capital est intégralement libéré peuvent en émettre. Ils portent un taux d’intérêt fixe limité par le seuil du délit d’usure et sont obligatoirement amortis par des échéances trimestrielles sinon plus réduites encore. Bien qu’intervenant dans le cadre du Crowdlending, les minibons sont obligatoirement émis par l’intermédiaire des CIP ou des PSI agrées alors même qu’on avait pensé que le Crowdlending n’était réservé qu’aux IFP.
Le montant maximal des émissions des minibons par un seul émetteur sur une période de 12 mois est de 2.5 millions d’euros.
En matière de Crowdlending, la plateforme numérique est tenue entre autre de fournir aux porteurs de projet et aux financeurs-prêteurs, un contrat type permettant de formaliser les conditions du financement. Elle doit en outre fournir aux internautes les informations suivantes :
Son identification complète ; son immatriculation à l’Organisme pour le registre unique des intermédiaires en assurance, banque et finance ; son agrément par l’ACPR et le cas échéant son agrément si elle propose des services de paiement ; les conditions générales d’utilisation de la plateforme ; ses modalités de rémunération et les frais appliqués ; les conditions d’éligibilité et les critères de sélection des projets et des porteurs de projets ; chaque projet et porteur de projet ; le financement proposé notamment les caractéristiques principales du prêt ; les risques encourus par les prêteurs et les taux de défaillance enregistrés sur les projets déjà présentés sur la plateforme ; les risques pour le porteur de projet, d’un endettement excessif et les conséquences d’un défaut de paiement ; la responsabilité de chaque acteur en cas de défaillance du projet ; la durée du prêt ; le processus de réclamation.
Dans le cadre d’un Crowdequity, la plateforme se doit de constituer un contrat type dans lequel seront énoncés les droits et obligations des parties (émetteur-porteur de projet et investisseur). Elle doit en outre fournir aux internautes les informations suivantes pour chaque projet :
Son identification complète en sus de son immatriculation et de son agrément ; les conditions générales d’utilisation de la plateforme ; l’activité et le projet de l’émetteur ainsi que les risques spécifiques en découlant ; les derniers comptes de l’émetteur ainsi que des éléments prévisionnels ; le niveau de participation auquel les dirigeants de l’émetteur s’engage dans le projet ; les droits financiers, les droits de vote et les droits d’information attachés aux titres offerts ainsi que ceux attachés aux autres catégories de titres non offerts dans le cadre de l’offre proposé et leurs bénéficiaires ; les dispositions précisant les conditions financières et les limites de l’organisation de la liquidité des titres souscrits à travers l’existence d’un pacte d’actionnaires ou de clauses statutaires bloquantes ; les conditions dans lesquels l’investisseur peut obtenir copie des inscriptions dans les livres de l’émetteur matérialisant la propriété de son investissement (ex copie du compte d’associé certifié conforme par le représentant légal de la société) ; le détail des frais de commission supportés par l’investisseur et ultérieurement ; le taux de défaillance de l’émetteur de minibons.
C’est là en substance, un résumé en minima du cadre réglementaire relatif à l’activité du Crowdfunding en France.
Selon le Cabinet KPMG et l’association Financement Participatif France, les plateformes de financement participatif ont levé 402 millions d’euros en 2018 contre 167 millions en 2015 c’est à dire avant l’encadrement juridique de cette activité. Ces chiffres positifs témoignent d’un apport significatif du cadre juridique comme élément de sécurité et d’attractivité des investissements.
PANORAMA SUR LA SITUATION DU CROWDFUNDING DANS LA CEMAC
Dans l’espace CEMAC, malgré l’absence d’un cadre réglementaire minimal, on constate le déploiement plus ou moins important de différents acteurs à l’instar de GUANXI INVEST, HANNIBAL CONSULTING, STARTUP’NKAP, IWAKAP, FAROTYS… en matière d’intermédiation financière en Crowdfunding.
Il serait de bon ton pour ces acteurs d’anticiper sur la venue de nouveaux textes dans notre contexte en intégrant dans leurs dispositifs organisationnel et opérationnel, les « bonnes pratiques » de l’Hexagone. Le risque semble énorme si l’on s’en tient aux sanctions civiles et pénales qui pèsent sur les personnes qui violent les monopoles reconnus aux établissements de crédit, aux Prestataires de services de paiements et aux Prestataires de services d’investissement. Aussi, en situation d’ambiguïté juridique, il est judicieux d’adopter un comportement prudent et préventif. D’autant plus qu’il est évident que malgré la volonté d’arrimage des règles juridiques à nos contextes, le législateur africain très souvent en manque d’originalité se borne à retranscrire en copies pâles, le Droit Français.
Au Demeurant, l’impératif d’une réglementation pertinente du modèle de financement par Crowdfunding dans la sous-région Afrique Centrale se fait de plus en plus pressant car il y va non seulement de la sécurité et de l’attractivité des investissements sous-tendues nécessairement par des normes prudentielles, mais aussi de la crédibilité des acteurs qui se déploient déjà dans ce marché financier « secondaire » mais au combien prometteur. La réglementation du Crowdfunding dans l’espace CEMAC sera également l’occasion pour les législateurs nationaux, d’intégrer la dimension relative à la fiscalisation des opérations de financement participatif.
Boris MINLO ENGUELE